Il ne faut pas plus que quelques minutes, et cent cinquante vers à peine pour que le spectateur et le lecteur de Macbeth n’apprennent, au début de l’acte I, ce qu’il adviendra dans la suite du récit.

Première Sorcière – Salut, Macbeth, salut à toi, sire de Glamis
Seconde Sorcière – Salut, Macbeth, salut à toi, sire de Cawdor
Troisième Sorcière – Salut, Macbeth, qui seras roi.

Macbeth, I, 3, trad. Y. Bonnefoy

Macbeth, que le roi Duncan vient de nommer sire de Cawdor, mais qui l’ignore encore à ce stade du récit, doit donc devenir roi. Cependant, questionnées par Banquo, les trois sorcières ajoutent à leur prophétie une soudaine limite, qui sonne comme un avertissement.

Première Sorcière – Salut !
Seconde Sorcière – Salut !
Troisième Sorcière – Salut !
Première Sorcière – Moindre que Macbeth mais plus grand
Seconde Sorcière – Moins fortuné que lui, mais tellement plus.
Troisième Sorcière – Qui procréeras des rois, toi qui ne l’es pas.

Lorsque disparaissent les trois sorcières, le destin de Macbeth, ainsi que la suite du récit, sont scellés: s’il accédera bien au pouvoir suprême, la gloire de Macbeth ne sera pas durable, et aucune dynastie royale ne doit voir le jour par lui: c’est de son frère d’armes Banquo que doivent naître les futurs rois d’Ecosse.

Une énigme, dès lors, habite la dramaturgie de la pièce de Shakespeare. Connaissant cet avenir peu glorieux, et pouvant se douter de sa fin tragique, quelle absurde énergie pousse Macbeth à s’y précipiter, à braver une prophétie dont le caractère surnaturel ne peut être nié, pour se jeter dans le crime et dans l’horreur?

La pièce et son personnage principal semblent se construire en  miroir d’Oedipe. Comme dans le mythe Grec, le héros shakespearien accomplit son destin en réaction à une prophétie qui vient brutalement perturber le cours de son existence. Mais Oedipe réalise l’oracle tragiquement, malgré-lui, alors que Macbeth plonge en toute connaissance de cause dans la spirale qui l’amène de meurtres en meurtres.

Gonflés par une ambition d’autant plus absurde qu’ils savent qu’elle ne leur survivra pas, Macbeth et sa femme métamorphosent leur règne en une vaste machine à répandre la mort. La terreur que le couple propage dans le royaume n’a qu’un seul but: narguer le destin dans une fuite en avant de la violence.

Barricadé dans sa forteresse de Dunsinane, derrière des murs de cadavres, Macbeth pousse la prophétie dans ses derniers retranchements: ayant supprimé toute source potentielle de révolte, il lui faudra, pour être déstitué, croiser la route d’un homme qui ne soit pas né d’une femme, et voir marcher vers lui la forêt de Birnam.

Malcom et ses soldats, camouflé par les branchages du bois de Birnam dans la mise en scène d’A. Mnouchkine (2014).

Cette image, spectaculaire et emblématique de la pièce, d’un bois qui, contre toute attente, se met en mouvement, est reprise par Bruno Latour dans un essai récent, Où atterrir? – comment s’orienter en politique (La Découverte, 2017). Ce livre poursuit la longue et passionnante analyse que mène depuis près de quarante ans Bruno Latour de la science et de la culture moderne, et, en particulier, de la relation entre nos sociétés et la nature. Plus engagé que ses précédents ouvrages, Où atterrir? est animé d’un sentiment d’urgence, et se veut une réaction à l’élection de Donald Trump au poste de Président des USA, le 20 janvier 2017.
Bruno Latour y incite à une refondation de notre culture (dans la dimension abstraite du livre), et de notre quotidien (dans sa dimension plus concrète) pour y réinstaurer un équilibre avec notre « Terrestre », cette mince couche d’air, de terre et d’eau qui forme la peau de notre planète et notre habitat où prolifère le vivant.

L’image du bois de Birnam n’est qu’une rapide illustration, presque un cliché, sous la plume de Latour, du reflux soudain de la nature dans notre réalité concrète et notre pensée politique depuis quelques années. Mais le parallèle que l’on peut tisser entre son texte et la pièce de Shakespeare est bien plus dense et riche.

Pendant environ deux cents ans de pleine puissance de la pensée moderne, la nature s’est retrouvée cantonnée, au mieux, au rôle de décor pour « l’aventure humaine », au pire à celui de vaste réservoir où puiser nos ressources ou déverser nos immondices en toute impunité. Depuis le début du XXIème siècle, il semble pourtant qu’un immense bois de Birnam s’est mis en marche, qui dévale sur nous avec une voracité infernale. La nature, trop longtemps refoulée à l’écart de notre pensée, surgit à nouveau pas la seule porte toujours béante à l’extrémité de notre langage: l’horreur de la catastrophe.

L’intensification, liée au réchauffement climatique, des ouragans dans l’Atlantique, qui ont frappé la Louisiane en 2005 (Katrina), puis les Antilles et Porto Rico en 2017 (Irma), est une illustration particulièrement spectaculaire de ce phénomène. Horreur d’autant plus inimaginable que sont frappées des zones développées, qui ont construit leur industrialisation, comme le reste du monde occidental, sur le déni d’anciennes croyances qui peuplaient la nature d’équilibres complexes hérités de milliers d’années de dépendance humaine aux aléas du climat, des récoltes, des maladies.

L’Ouragan Irma au-dessus des petites Antilles, le 06/09/2017. Source: EOSDIS via Wikimedia

Bien sûr, les pensées « traditionnelles » n’ont jamais anticipé ou cherché à nous protéger du dérèglement climatique résultant de l’activité humaine, et la modernité a de nombreux mérites qu’il ne faudrait pas abandonner au profit d’une mélancolie inutile. Elle a cependant négligé de façon spectaculaire une vérité qui avait jusque là toujours sa place au coeur des cultures humaines: l’absolue fragilité de cette mince couche de quelques kilomètres, entre la croûte terrestre et la haute atmosphère, dont nous ne pouvons pas faire autrement que dépendre. La pensée moderne nous en a déraciné pour mieux nous rendre maîtres de la Terre, et nous voici, hors sol, à nous heurter aux limites de notre petit espace habitable, qui se rétrécit de jour en jour devant une vérité simple et oubliée: nous vivons sur un monde clos ; ce que nous rejetons doit nous revenir, ce que nous absorbons ne peut se reconstituer aussi vite que nous le détruisons.

Comment prendre pour « réaliste » un projet de modernisation qui aurait « oublié » depuis deux siècles de prévoir les réactions du globe terraqué aux actions humaines? Comment accepter que soient « objectives » des théories économiques incapables d’intégrer dans leurs calculs la rareté de ressources dont elles avaient pourtant pour but de prévoir l’épuisement? Comment parler « d’efficacité » à propos de systèmes techniques qui n’ont pas su intégrer dans leurs plans de quoi durer plus de quelques décennies? Comment appeler « rationaliste » un idéal de civilisation coupable d’une erreur de prévision si magistrale qu’elle interdit à des parents de céder un monde habité à leurs enfants?
B. Latour, Où atterrir ?, La Découverte,14, p86

Nous voici, alors, à peu de choses près, au même stade que Macbeth, quelques vers après le début du premier acte. Notre avenir est bien défini: nous faisons route vers une planète en moyenne plus chaude d’au-moins 3°C, dépeuplée de la plupart des espèces vivantes que nous connaissons encore aujourd’hui. Notre style de vie est tel que nous savons que notre quotidien, tel que rêvé par le monde moderne, ne pourra plus durer très longtemps. Nous voici à ce point de rupture, où chacun de nous peut sentir qu’il n’y aura pas de futur pour tout le monde. Pas avec cette économie. Pas avec cette consommation. Pas avec cette industrie. Pas avec 7.55 milliards d’êtres humains. Pas avec cette planète et ses limites trop vite atteintes.

Tels Macbeth, nous voilà au-devant d’un abîme, d’une fin, d’un triomphe terminé avant même qu’il ne commence. Alors, poussés par cette même absurde énergie, nous redoublons d’efforts pour nous enfoncer encore plus intensément dans cette voie sans issue.

Bruno Latour éclaire d’une lumière crue à la fois l’élection de D. Trump et la dramaturgie de Shakespeare. Il donne une profondeur cynique à la pensée climatosceptique, qui va bien au-delà du simple déni de la réalité  ou de la science.
Le climatosceptique peut tout à fait accepter les preuves du réchauffement du climat et se montrer encore plus pessimiste que le plus alarmiste des écologistes: dans un monde qui court à la catastrophe, sa stratégie est de ne pas perdre d’énergie à chercher à se transformer mais  au contraire de ne rien changer, et d’accumuler le plus de ressources possibles pour maximiser ses chances de traverser la période de crise.  Ce que nie le climatosceptique, ce n’est pas simplement la réalité du dérèglement climatique, c’est le fait qu’une action humaine soit nécessaire ou souhaitable.

Le retrait des USA de l’accord de Paris sur le climat n’est ainsi pas une décision obscurantiste, mais une stratégie à la Macbeth, un mouvement rationnel dans ce qui s’apparente à un dilemme du prisonnier: au pire, la catastrophe sera mondiale, et accumuler le plus de richesse en amont pourra toujours servir, au mieux la catastrophe est évitée, et ces richesses pourront être réinvestie ailleurs.

Ile de Pâques. Selon une théorie popularisée par Jared Diamond (Effondrement, 2005), sa déforestation complète, bouleversant son climat, est l’œuvre de ses propres habitants. Source: Wikimedia

Le climatoscepticisme (ou faut-il écrire climatophobie?) symbolise cette fin qui refuse de finir et préfère s’enfermer, se barricader dans sa forteresse de Dunsinane, plutôt que de renoncer à un rêve, même s’il est devenu absurde. Et peu importe qu’au dilemme du prisonnier tout le monde finisse perdant: une mécanique irrépressible emmène les joueurs vers leur échec certain. C’est ce lien fatal qui unit Macbeth à Banquo, qui fait de la pièce de Shakespeare le récit d’une catastrophe annoncée dès ses premières lignes, une apocalypse dans laquelle la fragilité de l’humain, de ses institutions et de sa morale est mise à nue au point que le réel lui-même se craquelle. Privé de sens, détaché de ses racines, le monde se peuple de fantômes et d’hallucinations. L’absurde appelle l’absurde, la folie appelle la folie, le meurtre appelle le meurtre.

Hélas, demain, demain, demain, demain
Se faufile à pas de souris de jour en jour
Jusqu’aux derniers échos de la mémoire,
Et tous nos « hiers » n’ont fait qu’éclairer les fous
Sur le chemin de l’ultime poussière.
Eteins-toi, brève lampe!
La vie n’est qu’une ombre qui passe, un pauvre acteur
Qui s’agite et parade une heure, sur la scène,
Puis on ne l’entend plus. C’est un récit
Plein de bruit, de fureur, qu’un idiot raconte
Et qui n’a pas de sens.

Macbeth, V, 5, trad. Y. Bonnefoy

Face à ce constat aussi lucide qu’alarmant, Bruno Latour nous enjoint pourtant de garder espoir. La zone de rupture sur laquelle nous nous trouvons, si elle est inconfortable, est aussi une formidable occasion de repolariser notre culture autour de nouveaux points d’ancrage, dépassant les anciens clivages ouvert/fermé, mondial/local.

Ce travail, cet atterrissage, est le grand projet autour duquel Bruno Latour nous engage à structurer le XXIème siècle. Il s’agit de repenser nos habitudes politiques, scientifiques, économiques et culturelles pour redonner une place à ce et à ceux qui en ont disparu. C’est un travail, qui doit, comme toute révolution, démarrer au niveau du langage, de nos récits, par « un inventaire », une description plus complète des systèmes et des réseaux dans lesquels nous nous inscrivons. Il s’agit de redonner une histoire à tel objet ou tel aliment, jadis exceptionnel ou luxueux, qui emplit soudain les rayonnages de nos supermarchés. De rendre visible les déchets, ces demi-concepts abandonnés aux bornes de nos sociétés et de nos cultures, pour leur redonner leur place de sous-produit, de valeur potentielle, et non plus d’indices coupables de notre propre perte. De remettre ce qui est fabriqué dans le contexte de celui qui l’a fabriqué, où, quand, comment, avec quelles ressources et quelles conséquences.

Il faudra du courage pour lutter contre nos habitudes d’opacité, et laisser notre quotidien se peupler subitement d’hybrides, sans les craindre: ils sont les symboles transitoires de cette repolarisation.  Salut à vous, voitures qui êtes pollution atmosphérique, salut, viande déforestation, mais aussi salut à toi, coton qui développes l’Afrique, ou légumes qui me font dialoguer avec votre producteur!

Pour ne pas nous faire balayer par ce bois de Birnam, la solution est de devenir nous-même forêt, ou, plutôt, de constater que nous étions forêt depuis le début. B. Latour invite à penser un post-humanisme constitué en écosystèmes, en hybridation entre l’humain et le non-humain naturel, entre ce qui nous habite et ce que nous habitons. Plus que jamais, il nous faut reparcourir les anciens chemins jetés au-delà de notre langage moderne, reprendre racine, dans une communauté à la fois intime et vaste, qui puisse inclure les pratiques, les êtres, les paysages par lesquels nous durons, et avec lesquels nous voulons perdurer.

Que chaque soldat se taille une branche
Pour la porter devant lui.

Macbeth, V, 4, trad. Y. Bonnefoy