A la fin de l’année 2014, un mouvement de grève inédit secoue le monde des taxis, et paralyse pendant quelques heures les principaux accès à la capitale. Source de la discorde, trois lettres (VTC, voiture de tourisme avec chauffeur), et quelques sociétés passées des réseaux virtuels à ceux, bien concrets, des transports : Uber ou LeCab, pour ne citer que les plus connues.

Le débat est depuis lors cantonné à sa dimension économique : l’apparition d’une situation de concurrence dans un marche réglementé, protégé jusque là par de puissantes barrières à l’entrée (la licence coûte, en moyenne 240 000 € à Paris). Les sociétés de VTC agissent pourtant bien plus en profondeur : en industrialisant une activité jusque là essentiellement artisanale, elles redéfinissent les notions de chauffeur, de transport et de passager.

 Souvenirs

Dans le monde d’avant les smartphones, le chauffeur de taxi était un individu plus ou moins sympathique à qui vous confiiez votre vie, vos bagages et vos analyses sur la météo, le match de football ou la politique le temps d’un trajet.  La plupart du temps masculin, il mettait à votre service son véhicule, ses réflexions, et une solide mémoire de la géographie urbaine. A Londres, dans les années 2000, devenir chauffeur de taxi  nécessite un apprentissage d’environ deux ans, afin de mémoriser les noms et la localisation d’environ vingt-cinq mille rues dans un rayon de neuf kilomètres autour de la gare de Charing Cross. Cet entraînement, indispensable pour réussir l’examen autorisant à prendre le volant des célèbres cab londoniens, entraîne une augmentation conséquente du volume de l’hippocampe  des taxi drivers, étudiée par Eleanor A. Maguire et une équipe de chercheurs de l’University College London (Navigation-related structural change in the hippocampi of taxi drivers,  2000, PNAS, 97,8).

Interactions

Uber offre une tout autre expérience, dont la finalité semble être de minimiser autant que possible les interactions entre le chauffeur et ses passagers. Pas la peine d’indiquer votre destination, elle est déjà connue du conducteur, ou plutôt du GPS de son téléphone. Pas de compteur, vous connaissez dès la réservation une estimation du prix de la course. Pas de paiement, votre carte bancaire est automatiquement débitée à la fin du trajet. Pas de discussion, votre chauffeur vous offre de choisir votre station de radio et une prise pour recharger votre smartphone. Pas d’embrouille, vous pouvez laisser après la course une note et un commentaire sur votre voyage. Pas de trajet, le transport est enfin réduit à son essence : un simple déplacement, d’une origine vers une destination, une transition, la plus invisible possible.

 Robotisation

A ce jeu de réduction, le protagoniste principal du transport devient soudainement une notion trouble : qui pilote la voiture Uber ? Qui est le C du VTC ? Le chauffeur assure certes la dimension mécanique de la conduite (actionner le volant, les pédales, réagir à la signalisation et à la circulation), mais l’essentiel du pilotage est en réalité effectué par le smartphone, sans aucune intervention humaine. C’est lui qui, connecté aux serveurs d’Uber, intime l’ordre au véhicule de se rendre au lieu de prise en charge du client, indique le trajet le plus rapide dans le conditions de circulation et signale l’adresse de destination.

Le conducteur offre quant à lui une prestation essentiellement robotique, interface entre une technologie de pilotage informatique (le GPS et les algorithmes de choix d’itinéraire) et un système mécanique (la voiture), en attendant sa disparition pure et simple, une fois que la voiture  autonome sera achevée et acceptée dans l’espace urbain, et nos musiques préférées enregistrées dans notre profil Uber et diffusées automatiquement, en fonction de l’heure et de notre humeur, sans aucune action de notre part.

Transaction et réseau

Si Uber complexifie la notion de conducteur et semble être le premier VTC sans chauffeur, la définition de son passager apparaît tout autant problématique. Quel est l’enjeu du trajet ? Qu’est-ce qui est déplacé par Uber ? Dans un taxi, le trajet est un prétexte (entre autres) à une transaction économique entre le chauffeur et son passager, par les moyens de paiement physiques dont celui-ci dispose (une carte bancaire, des espèces). La dématérialisation de cette transaction dans le service de VTC est révélatrice d’un glissement : le passager profite d’un trajet, mais il n’en est plus le coeur. Ce qui est déplacé, ce sont d’abord et avant tout des données. Uber assure l’adéquation de données de positionnement (le GPS de votre smartphone) et de données de destination (l’adresse de votre logement), en échange de données de paiement (votre numéro de carte bancaire). C’est un service où des smartphones déplacent d’autres smartphones, et dont profitent quelques utilisateurs humains (les chauffeurs et les passagers).

Pour comprendre Uber et le modèle économique des sociétés de VTC 2.0 (sans chauffeur et sans passager), il faut comprendre ce déplacement qui fait d’un service un simple effet secondaire. Uber n’est pas là pour vous transporter, Uber est là pour savoir où vous allez. Les bénéfices potentiels sont immenses. Imaginez que l’ensemble de la population d’une ville mette ainsi à disposition sa localisation et sa destination : c’est l’ensemble des transports qu’il devient possible d’optimiser, en positionnant les véhicules aux bons emplacements, en organisant la circulation en temps réel et à grande échelle, il devient possible d’envisager une ville sans embouteillages ni feu de signalisation, un immense réseau de données qui modifiera profondément nos perceptions de l’espace et des trajets.

L’enjeu dépasse de loin la simple guerre économique entre protectionnisme et libéralisation. Il s’agit de constituer la ville comme un vaste réseau connecté dans lequel ne circulent aucun véhicule, aucun chauffeur ni aucun passager, mais uniquement des données et de la valeur.