Dimanche 22 mars 2015, des inspecteurs de l’Union Cycliste Internationale (UCI), accompagnés de policiers, ont fait une descente inhabituelle à l’arrivée du Milan-San Remo. Ils ont saisi trente sept vélos et ont entrepris de les expertiser afin de s’assurer qu’aucun moteur caché n’était en mesure d’aider les cyclistes dans leur exploit sportif (le vainqueur, John Degenkolb, a parcouru les 293 kilomètres en 6h46min 16s, soit une vitesse moyenne de 43,3 km/h).
Avec le dopage, la suspicion d’utilisation de vélo à moteur fait partie de la nébuleuse de doutes qui entoure les performances surhumaines des coureurs cyclistes depuis de longues années. Le problème de fond, auquel se heurte cependant l’UCI dans ses tentatives de législation, est la difficulté de définition d’un athlète et d’une performance sportive.
L’athlète démontre, depuis l’Antiquité, une maîtrise dans l’utilisation et le développement des capacités du corps humain. Dans notre imaginaire s’opposent les performances « naturelles », relevant du simple développement physique, à celles obtenues synthétiquement, par le dopage ou la technologie. Grosso modo, l’image d’Epinal de l’athlète grec d’un côté, de Lance Amstrong et du Docteur Ferrari de l’autre.
C’est oublier que l’Athlète est et a toujours été, profondément hybride, et ce dès son inspiration mythologique : Héraclès, le demi-Dieu, fruit de l’union de Zeus et d’une mortelle, Alcmène. N’en déplaise à notre imaginaire, ses performances ne sont jamais totalement naturelles, mais toujours le fruit d’un développement physique et psychologique déterminé, et manifestement culturel.
Comme l’ensemble des pratiques humaines, le sport est pénétré par la technologie, et le sportif ne peut jamais être isolé comme un simple corps. Même les nageurs, que la nudité quasi intégrale rapproche pourtant des athlètes Grecs, ont eu droit à la polémique nature / artifice lorsque les premières combinaisons sont apparues dans les bassins, avant d’être interdites en 2010.
Le sportif doit toujours être perçu comme la superposition d’un corps, d’un entraînement et d’une technologie, et il poursuit à ce titre le rêve antique d’un être surhumain, à mi-chemin entre l’Homme et le Divin. La simple différence est celle des moyens déployés pour s’extraire de l’humanité, et s’enfoncer encore plus profondément dans l’hybridation. Qu’est-ce que le dopage sinon la continuation de l’entraînement par des moyens chimiques ? Qu’est-ce qu’ajouter un moteur dans un vélo sinon poursuivre l’avancée technologique vers la diminution de l’effort nécessaire au mouvement, initiée avec la roue, poursuivie avec le pédalier, le dérailleur, la fibre de carbone, le casque profilé et le travail en soufflerie ?
Athlète et technologie sont profondément et intimement liés, dans la mesure où les sportifs sont, avec les fusées, les sondes, les laboratoires scientifiques, à la pointe de la recherche d’une certaine forme de transcendance. Pour construire les règles de ces sports, il est illusoire de faire référence à une quelconque nature du corps, aussi éloignée du cycliste professionnel que le pétrole l’est du voyage en avion.
Le sportif doit être avant tout pensé comme un hybride, et c’est son hybridation qu’il convient d’encadrer, en acceptant de la reconnaître. N’en déplaise à nos idéaux, ce n’est pas John Degenkolb qui a remporté l’édition 2015 du Milan-San Remo. C’est, au moins, John Degenkolb et son vélo. Au plus : John Degenkolb, son vélo, ses ingénieurs, son entraîneur… son moteur et son médecin.