Je veux les lumières des anciens feux et l’obscurité solitaire de la nuit.
La marche infinie vers un monde que tous ignorent, la fuite au-delà de tout, le silence et la peur.
Je veux les jours passés à acculer la bête effrayante et la joie du succès.
Je veux la violence et la douleur, la pluie sur le sol sablonneux et le vent chargé d’inconnu.
Autour de moi le monde empli de vie et de mystères sacrés, d’ordre et de règles.
Le son des tambours et les ombres sur les parois folles.
Notre vie à marcher.
Les rencontres avec ceux qui nous ressemblent, les batailles et les fêtes.
Je veux l’univers à lire et la mort à dévorer.

Vos yeux finiront par s’habituer. A l’obscurité, je veux dire, et à tant d’autres choses. Vous ne pouvez pas imaginer, moi-même je n’imaginais pas, avant cela, que l’on pouvait à ce point dégrader les mécanismes d’une humanité qu’on pensait immuable. Notre faculté d’adaptation inouïe. L’acharnement qui permet que quelque chose survive qui ne ressemble en rien à ce que nous fûmes.
Dans la nuit distinguer la proie et le prédateur. Savoir arracher avec les ongles la carapace, la peau ou la fourrure. Ecarquiller les yeux sur le vide noir pour y percevoir un mouvement, écouter le murmure d’un pas, le craquement d’une branche derrière le bruit du vent. Se recroqueviller près d’un feu, à l’abri de sa chaleur, et tout oublier du jour et de son horreur blanche.

Alors le soir je me surprends à repenser à la vie telle qu’elle fut, avant qu’elle eût achevé de sombrer. On s’imagine toujours que ce genre de chute est brutale, qu’il faut une catastrophe pour vous enlever au confort et à l’insouciance. Ça n’est pas vrai. Il n’y a pas de catastrophe. Il n’y a pas de choc, ou alors il a lieu bien avant que l’on puisse discerner quoi que ce soit, sourd, en profondeur, et lorsque son écho lointain fracture la surface du réel, sa cause est oubliée depuis longtemps.

Ce que je veux raconter ne peut se dire que comme une musique, avec rythme et refrain, avec ses variations et son thème, avec le contrepoint sublime d’un chœur de théâtre, avec le chant des respirations à l’unisson, et l’obscurité sacrée de la nuit. Il faut le travail inlassablement répété du rite, la reproduction permanente, la vie et sa redondance, la fraîcheur d’un rire et l’amnésie suave.
Il faut écrire, et répéter l’oubli.

Nous lisons depuis si longtemps. La trace de la proie et de l’ennemi. Le temps et sa ronde infinie, le ciel chargé de symboles, le monde bruissant de vie. Les parois d’une grotte, les parures, les chants et les danses, nous lisons le fragment de la pierre et les traces de pas, le visage de ceux qu’on aime et le geste de l’adversaire. Nous marchons sur un chemin très ancien où s’entrechoquent les puissances immémoriales, d’un temps où le ciel nous enseignait le silence et l’humilité.
Le long de ces préhistoires, nous parcourons le monde, et l’un après l’autre les pays qu’il nous faut habiter.