Aux environs de midi le 7 janvier 2015, l’ensemble des flux d’actualité qui ponctuent nos écrans de leur ronronnement permanent se focalise soudain et converge brutalement sur un sujet unique qu’ils ne lâcheront pas pendant trois jours : ce qui  est en train de se passer à Paris et ses environs, en direct.  D’abord les morts, le décompte et les noms qui se précisent par étapes, puis la traque, la peur d’autres attaques, des morts encore, la peur renouvelée et la tension paroxysmique de la prise d’otage et des deux assauts simultanés des forces de l’ordre, conclus par la mort des trois terroristes.

Pendant trois jours, la couverture médiatique de ces événements (que l’on doit considérer dans son acceptation la plus large, incluant, en plus des images et des textes diffusés par les canaux traditionnels, les tweets, statuts et messages facebooks, sms, etc.) a atteint un point culminant dans la capacité de nos réseaux d’information à retranscrire le réel au moment même où il se produit.

A la différence d’un accident où d’une catastrophe naturelle, ces attaques ont duré. Le rôle des médias dès lors n’a pas été simplement de rendre compte de l’ampleur de dégâts ou de destructions déjà effectives, mais essentiellement d’exprimer une attente et un suspens, la trace d’une action non encore résolue. Quelque chose d’horrible est en train de se passer, nous ne savons pas encore ce que c’est. Le seul événement à ce moment, c’est l’attente de sa résolution, de son intelligibilité, c’est le suspens. Le flot médiatique agit alors à contre-sens : au lieu de me rapprocher de l’événement, il l’expulse du réel et le positionne au plus près du sujet, abolissant toute notion de distance. Puisque rien n’est achevé, que tout est possible, je suis l’événement, car je suis le lieu de l’attente, de la peur, de l’imagination.

Abyme

Une fusion s’opère ainsi entre le réel et sa retranscription, que mettent en valeur des mises en abyme troublantes. Lors de la prise d’otage du vendredi 9 janvier, le terroriste demande à ce qu’on diffuse BFM TV dans le supermarché. Au-delà d’une préoccupation tactique de renseignement, le preneur d’otage souhaite également s’assurer de la parfaite superposition du réel et de sa retranscription, quitte à la réaligner lui-même, comme nous le rapporte le témoignage de l’un des otages, recueilli par Libération :

« Comme la télé ne donnait pas toujours les bonnes infos, il s’est énervé. Il a dit : « Comment ça, il n’y a pas de morts ? Ils vont voir s’il n’y a pas de morts. » Il a appelé BFM et leur a demandé de changer leur bandeau… »

Presque au même moment, des journalistes de BFM s’entretiennent par téléphone avec les frères Kouachi, qui attendent, retranchés, l’assaut du GIGN. L’information est bien au-delà du contact direct avec le réel, l’information est le réel, au point d’influer sur le déroulement de l’événement qu’elle relate et dont elle fait partie, comme le montre ce témoignage d’un proche d’un otage, cité par Le Monde  :

« Vous avez failli faire une grosse grosse erreur, BFM. Parce que vous étiez en direct avec les gens qui étaient dans la chambre froide. Ils vous ont dit qu’ils étaient six en bas, avec un bébé. Et deux minutes après, c’est passé sur BFM. Et le terroriste a regardé BFM. »

 

 

Spectacle

L’acte terroriste a, par définition, une vocation spectaculaire, et est toujours conçu dans le cadre d’une représentation, puisqu’il a pour objectif de propager sa terreur. A ce jeu, il ne fait que s’adapter aux évolutions des modes de diffusion, et présente toujours une forme d’intrication avec les médias. L’attitude à la fois des terroristes et des journalistes lors des attentats de Paris s’inscrit dans une longue histoire de mimétismes réciproques. A la télévision-réalité semblent répondre les interviews des terroristes en direct de leurs attaques, et alors que Twitter et les smartphones font de tout citoyen un journaliste potentiel, ils font également de tout individu, doté d’une arme et d’une Go-Pro, comme l’étaient les trois protagonistes des attentats de Paris, un diffuseur de terreur. Le journaliste peut devenir terroriste et le terroriste est journaliste : l’événement est partout, le réel a tout infiltré.

Et le réel déborde tout, avec sa violence exorbitante, à commencer par le sujet, plongé brutalement et entièrement, par la violence et le dispositif de diffusion qui lui est associé, dans un agrégat obscur de dégoût, de terreur, de colère et de tristesse entremêlés, mais aussi une étrange fascination, entretenue par la dramatisation intrinsèque à la diffusion en direct d’un événement présent, en suspens. Cette fascination propulse le public dans une recherche frénétique de plus de terreur, plus d’information, plus de direct, plus de violence enfin pour recevoir une dose d’abject désirée autant que crainte. Elle marque l’entrée pleine du sujet dans l’horreur.

Horreur

Il y a plus de trente ans, avec Pouvoirs de l’horreur, Julia Kristeva l’a parfaitement énoncé : l’horreur doit être écoutée comme un mode d’expression inarticulé, une parole d’avant les mots, pas encore langage mais parodie de langue, par laquelle je me parle de ce qui n’a pas de mots pour se dire.

« Il y a, dans l’abjection, une de ces violentes et obscures révoltes de l’être contre ce qui le menace et qui lui paraît venir d’un dehors ou d’un dedans exorbitant, jeté à côté du possible, du tolérable, du pensable. C’est là, tout près mais inassimilable. Ça sollicite, inquiète, fascine le désir qui pourtant ne se laisse pas séduire. Apeuré il se détourne. Ecœuré, il rejette. » (Pouvoirs de l’horreur, Points, 1983, p9)

A la différence de la peur ou la phobie, elle ne connaît pas de catégories, qui sont le propre du discours. Surtout, l’horreur ignore la causalité, ne se provoque pas, elle est toujours déjà présente en chacun de nous, silencieuse ou hurlante selon la place qui lui est laissée. Le terrorisme n’apporte pas l’horreur, il l’utilise, l’active, la nourrit, mais c’est d’abord elle qui le rend possible, c’est elle qui lui donne son rayonnement par la fascination qu’elle engendre. Car l’horreur est utile au psychisme, et son expulsion présente toujours une forme de soulagement, au moins temporaire. Par l’horreur, je me suis parlé de ce que je ne pouvais pas me dire.

Dans cette perspective, il convient d’interroger nos usages quotidiens des flux d’informations qui ont permis, lors des attentats, à l’horreur de se déverser. Que cherchons-nous, dans la consommation compulsive des flux de données qui peuplent les écrans de nos existences ? D’où vient notre obsession de la mise à jour, du live, que nous déployons en technologies et organisations, du smartphone à la chaîne d’information en continu ? N’attendons-nous pas, précisément, qu’un événement de l’ordre de ce qui s’est produit à Paris n’apparaisse soudain en tête d’un flux d’information quelconque ? Nos usages n’ont-ils pas été constitués pour l’horreur et par l’horreur ?

De ce point de vue, la relation entre terrorisme et médias (toujours au sens le plus large qui est celui de notre réalité contemporaine) semble bien plus trouble encore : si nos usages sont, fondamentalement, instigués par l’horreur, les médias apparaissent comme l’expression d’une demande, d’un marché de l’horreur auquel répond la barbarie terroriste, lui permettant de se déverser librement.

Mots

Par une logique implacable, les attaques de Paris visaient, à travers Charlie Hebdo, la liberté d’expression. Or, c’est précisément l’impossibilité de s’exprimer qui nourrit l’horreur, qui en créée la nécessité. Le terrorisme ne peut pas être combattu ni compris comme un élément externe à la société dans laquelle il éclate. Parce que la folie de ses auteurs se joue de notre horreur, il est ce que nous avons de plus intime, il est un miroir négatif de notre société, de ses modalités d’expression et de silence, de ce qu’elle sait dire et de ce qu’elle ne sait que taire. Le terrorisme ne se combat pas, il s’anticipe par le décryptage des canaux d’information que la terreur est susceptible d’emprunter et se neutralise dans les silences de notre culture.

La seule réponse que nous pouvons apporter aux assassins est l’expression. Notre culture doit inventer les mots qui lui manquent pour se décrire, comprendre sa complexité et formuler ses peurs. Notre monde a beaucoup changé, nos visions du réel, du corps, de la vie, de la nature, de la société, de l’avenir sont à construire, nous devons en explorer les différents aspects par tous les moyens possibles. Nous avons une langue à constituer, pour faire taire l’horreur, et éviter que la barbarie ne la répande à nouveau dans le réel. Plus que jamais, il nous faut écrire, peindre, danser, jouer, chanter, penser, c’est une nécessité.