« Plus de Fruits, plus d’arbres, plus de légumes, plus de plantes pharmaceutiques ou non et par conséquent plus d’aliments, mais des produits de synthèse à satiété, dans des vapeurs, dans des humeurs spéciales de l’atmosphère, sur des axes particuliers des atmosphères, tirées de force et par synthèse aux résistances d’une nature qui de la guerre n’a jamais connu que la peur. »

Antonin Artaud, Pour en finir avec le jugement de Dieu, 1947

Agriculteurs

En survolant, en avion, n’importe quel pays du Monde, on ne peut s’empêcher de constater à quel point la présence humaine a marqué, irréversiblement, le paysage. Vue du ciel, la stricte structure de l’espace apparaît de façon flagrante, entre vastes zones cultivées aux limites géométriques, canaux tracés au cordeau à travers les plaines, ou forêts cultivés aux arbres plantés à distance régulière le long de lignes imaginaires. Cette transformation est ancienne, elle est le résultat d’un processus qui, en Europe, a débuté en même temps que l’arrivée des premiers hommes modernes, il y a quelques dizaines de milliers d’années, sûrement même avant eux. A grand renfort de feux, d’abattage, de jardinage archaïque, d’agriculture ou de construction, nous avons modelé notre environnement à notre bénéfice, transformant ou détruisant les équilibres en place depuis plusieurs millions d’années pour favoriser les espèces de plantes et d’animaux qui ont permis notre expansion.

Vue aérienne de Central Park, New York, une nature reconstituée dans un environnement artificiel. Source: Ester Inbar, Wikimedia

Il en résulte une Nature profondément englobée dans la Culture, dans les pratiques et les rites humains. Forêts primaires, Parcs Nationaux ou Réserves Naturelles renforcent l’image d’une Nature originelle désormais discontinue, faite de poches disjointes et soumises à la volonté d’une loi, d’un gouvernement, d’une structure politique ou d’une représentation culturelle. L’Homme s’extrait de la Nature, il agit sur elle de façon démesurée, l’englobe dans ses systèmes de signification et, ce faisant, il l’escamote, la rend inaccessible autrement par une forme de représentation, par l’artifice de la reconstitution. La Nature a disparu.

Message de Raoni Metuktire, l’un des grands chefs du peuple kayapo, culture indigène de la Forêt Amazonienne. Vidéo enregistrée en marge d’un voyage très médiatisé réalisé en Europe en août 2019.

Ces mécanismes sont vraisemblablement universels et présents y compris dans des sociétés de chasseurs-cueilleurs. Ils sont cependant nécessairement décuplés dans les populations d’agriculteurs et d’éleveurs, dont le développement découle d’une mise sous contrôle d’une certaine portion du naturel, organisée et mise au service de la collectivité. Du patient travail de générations de cultivateurs, et de leurs succès à constituer un mode de vie permettant aux communautés humaines de développer leur démographie et de diversifier leurs activités, nous avons hérité l’image d’une Nature par essence désorganisée, sous-optimale, inférieure, qui a besoin d’être structurée par l’Homme pour réaliser son plein potentiel. La Nature a besoin d’être cultivée.

C’est une image semblable que prolonge la chimie moderne, à travers le développement des matériaux dits « artificiels » ou « synthétiques ». Ces matières nouvelles apparaissent dès la fin du XVIIIème siècle, puis explosent au XIXè et au XXème siècle avec les développements de la carbo- puis de la pétrochimie. Ces substances sont produites par synthèse, à partir de composés simples, dans un environnement contrôlé chimiquement, qui permet de maximiser l’efficacité de la réaction recherchée. Tel un agriculteur à l’échelle moléculaire, le chimiste analyse les mécanismes à l’origine de la complexité du réel pour en prendre le contrôle, les « optimiser » en les concentrant sur les applications dont il peut tirer profit. La chimie met sous contrôle la Nature pour créer médicaments, plastiques, engrais ou cosmétiques à large échelle, et à un coût minimal. Au Naturel la beauté et le chaos, à l’Artificiel l’ordre et l’efficacité.

Présentation à visée publicitaire d’un site de production de l’entreprise pharmaceutique et cosmétique Pierre Fabre. Source: Pierre-Fabre Group

Doubles

On retrouve évidemment dans cette image d’une Nature imparfaite la trace de la dichotomie entre matière et pensée, qui traverse des milliers d’années de représentations occidentales. Au-delà des paradoxes posés par le dualisme du corps et de l’esprit, on observe, dès la pensée Antique puis dans la foulée du développement de la pensée chrétienne, une hiérarchisation claire entre les deux entités: la chair, périssable et matérielle s’oppose à l’âme ou à l’esprit, dont la vocation est de s’élever, de penser, de structurer le monde physique. En fonction de la connotation qu’on souhaite leur donner, les phénomènes à la frontière entre corps et esprit balancent d’un côté où de l’autre: ainsi des sentiments, des émotions ou de l’imagination.

« Il est certain que les traces du cerveau sont accompagnées des sentiments et des idées de l’âme, et que les émotions des esprits animaux ne se font point dans le corps qu’il n’y ait dans l’âme des mouvements qui leur répondent ; en un mot, il est certain que toutes les passions et tous les sentiments corporels sont accompagnés de véritables sentiments et de véritables passions de l’âme. Or, selon notre première supposition, les mères communiquent à leurs enfants les traces de leur cerveau, et ensuite le mouvement de leurs esprits animaux. Donc elles font naître dans l’esprit de leurs enfants les mêmes passions et les mêmes sentiments dont elles sont touchées, et par conséquent elles leur corrompent le cœur et la raison en plusieurs manières.
S’il se trouve tant d’enfants qui portent sur leur visage des marques ou des traces de l’idée qui a frappé leur mère, quoique les fibres de la peau fassent beaucoup plus de résistance au cours des esprits que les parties molles du cerveau, et que les esprits soient beaucoup plus agités dans le cerveau que vers la peau, on ne peut pas raisonnablement douter que les esprits animaux de la mère ne produisent dans le cerveau de leurs enfants beaucoup de traces de leurs émotions déréglées. Or les grandes traces du cerveau et les émotions des esprits qui leur répondent, se conservant long-temps et quelquefois toute la vie, il est évident que comme il n’y a guère de femmes qui n’aient quelques faiblesses et qui n’aient été émues de quelque passion pendant leur grossesse, il ne doit y avoir que très-peu d’enfants qui n’aient l’esprit mal tourné en quelque chose et qui n’aient quelque passion dominante. »

Nicolas Malebranche, De la Recherche de la Vérité, Livre II, De l’imagination, Chapitre VII, 1674-1675

Dans l’approche matérialiste de l’imagination développée par Malebranche, l’émotion est une faiblesse intrinsèque du corps, malléable, fragile, altérable, qui pervertit l’esprit, en particulier celui des individus vulnérables que sont les femmes et les enfants. Malebranche théorise l’idée d’une âme condamnée à être alourdie par un corps doublement exposé au pêché: par le caractère matériel de son propre substrat de chair et par la dépendance de celui-ci au corps d’une femme comme seul rapport au monde pendant la gestation.

Cette hiérarchisation omniprésente dans la dualité corps-esprit renforce l’image d’un esprit qui doit s’extraire de l’influence du corps par l’effort, la philosophie, la méditation ou l’étude. Encore une fois, tout est question de culture.

Corps

Le corps, lui-même, pourtant profondément ancré dans le naturel, voué à un déclin aussi inéluctable que visible, est devenu dans la pensée moderne l’objet d’une obsession inédite de performance et d’amélioration, d’une mise sous contrôle par la raison au titre d’un idéal de santé, de beauté, ou d’un très hypothétique prolongement de la vie. De la diététique aux extrêmes du bio-hacking ou du culturisme en passant par la chirurgie esthétique, il faut, à tout prix, gommer le souvenir du corps naturel, faillible, pour le rapprocher de l’artifice, autant qu’il peut l’être. Il ne doit pas être laissé en jachère, à l’abandon, mais il nécessite lui aussi d’être toujours optimisé, entraîné, amélioré, cultivé.

« Un tournant a été pris vers la fin du XXè siècle : les sportifs de haut niveau sont maintenant usinés depuis l’enfance pour la compétition, entraînés à plein temps, contraints à une alimentation sur mesure, « supplémentées » pour être constamment capables d’efforts inhabituels. Leur corps n’est plus tout à fait, ou plus du tout, celui des autres.

C’est toujours un corps humain, mais transformé, travaillé. Certes, les coureurs de l’Antiquité s’entraînaient aussi, surveillaient leur régime, et augmentaient déjà leur résistance à l’effort. Certes, il n’est pas simple de fixer le point où se termine l’humain « normal » et où commence l’organisme d’un autre type. Chacun pourtant a en tête les champions olympiques de l’ex-RDA des années 1960 aux années 1980, truffés de corticoïdes, testostérone, anabolisants et amphétamines – toute la panoplie de première génération. Ils collectionnaient les médailles au prix de leur existence abrégée et de la transformation profonde de leur organisme. Les rouages du mécanisme combinaient pression politique, désir de gloire, parfois appât du gain. Avec toujours le même résultat : une intervention scientifiquement programmée dans les processus du corps.

Monique Atlan, Roger Pol-Droit, Humain, une enquête philosophique sur ces révolutions qui changent nos vies (Flammarion, 2012)
Betty Pariso, candidate d’un concours de culturisme féminin en 2001. Noter l’analogie de la pose avec celle de l’idéal de la statuaire Antique. Source: Wikimedia

Cette image d’une humanité qui s’extirpe du Naturel par la force de son esprit pour mieux aider la Nature à réaliser son potentiel possède évidemment une longue généalogie dans la pensée occidentale. Mais dans la grande majorité des cas, elle consacre la supériorité de l’esprit sur le corps et valorise l’artificiel sur le naturel, perçu comme une source de contemplation, un chaos à décrypter, ou une abjection à rejeter aux bornes de la civilisation.

Intelligence artificielle

Les développement conjoints, au début du XXIème siècle, de capacités de calculs hors normes, de méthodes de modélisation nouvelles ainsi que d‘immenses moyens de stockage de données ont subitement fait apparaître un troisième terme dans la dualité jusque là extrêmement stable du corps et de l’esprit: l’intelligence artificielle.

Derrière ces mots se cache aujourd’hui un ensemble de techniques variées permettant à des machines de réaliser de façon autonomes des taches aussi diverses que celles de gagner au jeu de go ou à cache-cache, reconnaître des animaux dans des images, comprendre le langage parlé, identifier des tumeurs cancéreuses, estimer si des criminels présentent un risque de récidive, ou conduire des voitures en évitant d’écraser des piétons. Le caractère extraordinaire de ces résultats tient au fait que des algorithmes relativement simples soient capables, à partir d’un entraînement effectué sur un grand nombre de données, de résoudre des problèmes impossible à codifier de façon exhaustive.

Démonstration des capacités d’un intelligence artificielle développée par OpenAI à apprendre (et transgresser) les règles du jeu de cache-cache

Toutes ces techniques filent la métaphore de l’intelligence humaine, en déployant dans nos machines des « réseaux de neurones » artificiels sur lesquels sont mis en place des stratégies « d’apprentissage profond ». Derrière cette métaphore, qui se développe en miroir d’une compréhension algorithmique du cerveau humain devenu lui-même une machine à décoder et calculer, on lit le trouble que l’intelligence artificielle jette sur la définition que nous avons de nos propres capacités mentales. Tout, dans l’expression « intelligence artificielle », est problématique, et à mesure que le terme se répand dans le langage quotidien, il redéfinit les bornes de deux notions fondamentales de la culture occidentale.

L’intelligence, d’abord, est ramenée à une vision qu’on pourrait qualifier de phénoménologique. La machine est intelligente parce qu’elle produit des résultats qui n’ont pu être intégralement anticipés par son créateur humain. Celui-ci est, par ailleurs, incapable d’accéder au contenu de la « boîte noire », de connaître ou de comprendre la description complète des étapes ayant amené la machine à prendre une décision. Son intelligence devient dès lors un postulat en même temps qu’un aveu d’impuissance à la démêler de ses effets. Si cela marche, c’est que la machine doit bien avoir une forme de raisonnement, d’un ordre similaire (voire supérieur) à celui à l’œuvre dans la pensée humaine. Cette définition de l’intelligence comme phénomène la rapproche de la mystique de la révélation ou du génie. Elle s’oppose en tout cas à une bonne partie de la tradition philosophique occidentale qui s’est évertué à donner à l’intelligence un cadre constitué par le raisonnement logique, l’argumentation ou la démonstration, dans lequel l’intellect humain peut certes éblouir et surprendre, mais où il s’expose, par le langage, en toute transparence et dans les détails de sa méthode. En devenant une propriété mystérieuse et, dans un certain sens, innée, l’intelligence de la machine rompt une barrière fondamentale de la modernité, en mélangeant deux univers tenus jusque là à l’écart de toute hybridation explicite: le monde des choses et celui des humains.

L’identification de cette «  intelligence » comme « artificielle », qui marque la transgression de cette frontière, est tout autant problématique. Dans le contexte majoritairement dualiste de l’opposition nature/ culture ou naturel/ artificiel décrit plus haut, cette désignation évacue brutalement l’intelligence humaine du domaine qui semblait jusque-là lui être éternellement réservé. Face à l’intelligence artificielle, l’esprit humain devient soudain une intelligence naturelle. La conception matérialiste d’un Malebranche s’en trouve réactivée pour doter tout à coup le cerveau d’une archéologie, voire d’une géologie, faite de couches sédimentaires archaïques qui affleurent dans nos comportements et nos décisions.

« Why, for example, do people gorge on high-calorie food that is doing little good to their bodies? Today’s affluent societies are in the throes of a plague of obesity, which is rapidly spreading to developing countries. It’s a puzzle why we binge on the sweetest and greasiest food we can find, until we consider the eating habits of our forager forebears. In the savannahs and forests they inhabited, high-calorie sweets were extremely rare and food in general was in short supply. A typical forager 30,000 years ago had access to only one type of sweet food–ripe fruit. If a Stone Age woman came across a tree groaning with figs, the most sensible thing to do was to eat as many of them as she could on the spot, before the local baboon band picked the tree bare. The instinct to gorge on high-calorie food was hard-wired into our genes. Today we may be living in high-rise apartments with over-stuffed refrigerators, but our DNA still thinks we are in the savannah. That’s what makes some of us spoon down an entire tub of Ben & Jerry’s when we find one in the freezer and wash it down with a jumbo Coke.”

Yuval Noah Harari, Sapiens, 2015, III A Day in the Life of Adam and Eve 

Nous sommes biaisés, enfermés dans une Nature qui contraint nos jugements, et pour la première fois nous concevons une limite à nos capacité mentales, nécessairement imparfaites car (re)devenues naturelles.

Une démonstration de conditionnement comportemental par le pionnier de cette discipline, B.F. Skinner. Source: BF Skinner Foundation

Trouble

Nous nous trouvons à un point de basculement, à un moment d’hésitation de la pensée occidentale, face à un choix critique. Pour conserver à l’intelligence humaine un statut particulier, nous devrons réussir à dépasser notre traditionnelle opposition dualiste entre le monde des idées et celui des choses, entre le Naturel et l’Artificiel, pour les considérer dans leur symétrie et dans leurs interactions permanentes. Il nous faudra donner une existence consciente à ces êtres hybrides, ces machines qui sont nos créations en même temps qu’elles nous dépassent, qui s’appuient sur des mécanismes naturels tout en remplissant des fonctions artificielles. Ce sera l’occasion de jeter un regard nouveau sur la Nature, et d’y découvrir, par delà nos machines intelligentes, tous les autres hybrides dont nous l’avons peuplée, des plantes domestiquées au boson de Higgs, des microbes aux centrales nucléaires. Dépasser ce « Grand Partage », comme le désigne Bruno Latour, entre naturel et artificiel, doit nous permettre de nous percevoir tel que nous sommes, et avons toujours été, dans tout ce que nous faisons: nous sommes des agriculteurs, nous cultivons, tout, partout, autour de nous et en nous.

Si, au contraire, nous ne parvenons pas à nous extraire de cette vision dualiste, et choisissons à tout prix de continuer à croire au mythe du progrès, nous n’aurons d’autre choix que de sacrifier la supériorité de l’esprit humain, d’accepter son dépassement par une technologie artificielle, donc nécessairement supérieure à la prise de décision humaine, naturelle, sous-optimale.

Notre esprit, notre libre-arbitre, notre identité ou notre créativité rejoignent alors les océans, les gisements de charbons ou les forêts tropicales. Dans le meilleur des cas, notre humanité y devient un paysage à préserver et à contempler. Chaotique, archaïque, mais charmant. Dans le pire des cas, elle est l’un de ces gisement de ressources à exploiter sans limite pour en dégager le potentiel optimal.

Le progrès continue, mais sans nous, ou plutôt malgré nous. C’est maintenant le temps d’autres agriculteurs.

Images de drones de la forêt amazonienne touchée par des incendies de forêt dans l’état de Rondônia au Brésil. Source: AFP