Au cours du mois de Juillet 2016, une nouvelle application pour smartphone se propage à une vitesse inédite parmi la communauté mondiale d’utilisateurs connectés, devenant en quelques semaines l’une des plus téléchargées et des plus utilisées sur iPhone et sur Android. Il s’agit d’un jeu, dernier né d’une série initiée il y a 20 ans, et dont la vingtaine d’itérations précédentes, sur différentes consoles de jeu (Game Boy, Nintendo DS et 3DS) compte, avec plus de 250 millions de ventes, parmi les plus grands succès de l’histoire du jeu vidéo.

En un mois, PokémonGo a déjà réalisé une bonne partie du chemin que ses aînés ont mis plus de 20 ans à parcourir. Téléchargé à plus de 100 millions d’exemplaires, le jeu est devenu un phénomène de societé, alimentant de nombreux fantasmes médiatiques. D’ores et déjà responsable de nombreux accidents, l’application serait, pour certains, un logiciel espionnant ses utilisateurs au profit de la CIA, et différentes autorités ont préféré l’interdire, sous prétexte de préserver la population des effets néfastes -réels ou supposés- du jeu.

Une réaction aussi forte, et une telle vitesse de pénétration dans l’univers de nos smartphones laissent supposer que PokémonGo n’est pas un jeu comme les autres. L’ampleur considérable de son succès est la trace d’une rupture avec l’ensemble des jeux vidéos, sur smartphone, console, ou ordinateur, qu’il est important de savoir cerner.

Il faut, pour bien comprendre le phénomène autour de PokémonGo, voir qu’il s’agit d’une anomalie, d’un objet de transition dont l’étude nous renseigne à la fois sur ce que furent les jeux vidéos avant lui, et sur ce qu’ils peuvent désormais devenir, dans le sillage de cet objet révolutionnaire.

Attrapez-les tous!

Le jeu s’appuie sur un substrat solide. Immense succès commercial pour Nintendo, la série des Pokémon a colonisé l’imaginaire planétaire sur plusieurs générations, au cours des 20 dernières années. Elle a tissé un vaste réseau dans le quotidien de millions d’enfants, à grand renfort de dessins-animés, de jeux de carte, de peluches et autres objets dérivés.

La plus grande collection de poupée Pokemon (plus de 16 000). Source : Daily Mail

La plus grande collection de poupée Pokemon (plus de 16 000). Source : Daily Mail

L’univers Pokémon, fort de deux décennies de succès marketing, est sûrement l’une des plus susceptibles d’entraîner une consommation virale. Avec Star Wars ou Harry Potter, il fait partie des mythes qui ont accompagné une grande partie de la génération de ceux qui ont entre 15 et 30 ans aujourd’hui, et sont désormais les plus fidèles utilisateurs de smartphones.

Pourtant, jusque là, d’autres types de monstres régnaient sans partage dans nos poches : les oiseaux d’Angry Birds semblaient à l’abri de toute concurrence de la part de Nintendo, trop occupée à fabriquer de nouvelles consoles de salon pour pénétrer le marché du jeu mobile. C’était sans compter le partenariat que l’entreprise nippone a lié pour l’occasion avec Niantic, entreprise spécialisée dans les jeux en réalité augmentée, à l’origine de PokémonGo.

Sur son principe, le jeu est une copie conforme de ses précédentes versions. Il se déroule en trois phases:

  • Une phase de recherche pendant laquelle le joueur se déplace pour trouver des Pokémons
  • Une phase de capture où le Pokémon découvert doit être attrapé au moyen d’une Pokéball
  • Une phase pendant laquelle le joueur doit faire évoluer ses Pokémons, combattre d’autres joueurs, capturer des arènes, etc.

Les phases de capture et de combat sont extrêmement classiques et ne peuvent pas, à elles seules, expliquer le succès du jeu. La phase de recherche en revanche, est absolument révolutionnaire : elle se déroule dans le monde réel.

Des joueurs de PokemonGo, le 29/07/2016 à Tokyo, cherchant à capturer des Magicarpes. Source : Wikimedia Commons

Interfaces

Pour mieux comprendre la rupture que constitue PokémonGO, il est nécessaire de revenir sur l’histoire du genre auquel il se rattache. On peut définir un jeu vidéo comme une forme particulière d’interaction homme-machine, dans laquelle un individu (le joueur) agit sur un monde virtuel, constitué par la machine, et où il se trouve représenté le plus souvent à la 3ème ou à la 1ère personne par un avatar, reproduisant ses intentions dans l’univers virtuel. C’est cette capacité d’interaction, d’action virtuelle à travers l’avatar, qui différencie le jeu d’un film ou d’un livre, sur lesquels le spectateur ou le lecteur n’a aucune prise directe. L’histoire du jeu vidéo est donc naturellement conditionnée par les modalités techniques qui sont le support de cette interaction, et elle se déploie au rythme du développement de nouvelles interfaces.

Cette histoire démarre donc réellement à partir du début des années 1970, et l’apparition des premiers paddles, boutons rotatifs et ancêtres du joystick et de toutes les manettes de jeu qui assureront le lien entre nos muscles et la machine pendant les années suivantes.

Le bouton rotatif permettant de jouer à Pong, sur la borne d’arcade Pong d’Atari. Source : Wikipedia

A travers le paddle, une machine électronique est, pour la première fois, connectée à une fonction primaire, immédiate, intuitive et musculaire de l’être humain : le mouvement de la main est directement retranscrit dans le langage de la machine, en passant  par quelques potentiomètres et condensateurs. Cette formidable innovation ouvre la porte à la démocratisation du jeu vidéo : les bornes d’arcade se multiplient dans les bars, bientôt suivies par le développement des premières consoles de salon.

Limités par les faibles puissances de calcul de la machine, et peut-être aussi par l’imaginaire encore vierge de ce nouvel univers, les succès de l’époque ne sont pas très éloignés, sur leur principe, des jeux classiques que l’être humain pratique depuis la nuit des temps dans le sport, les jeux de cartes ou de plateaux : ils consistent en un ensemble de règles et de contraintes agissant sur un terrain délimité et fixe, aboutissant à un décompte de points.

Capture d’écran d’une partie de Pong (1972) Source : Wikipedia

Borne d’arcade de Space Invaders (1978). Source : Wikipedia

Ecran représentant une partie de Pac-Man (1980). Source : Wikipedia

Mais, rapidement, le jeu vidéo entrevoit la possibilité de s’extraire des terrains de jeu fermés pour rejoindre un univers plus ouvert, auquel il se rattache, en tant que programme écrit par l’homme : celui de la narration.

La naissance du jeu d’aventures passe d’abord par l’interface la moins gourmande en ressources et la plus riche en pouvoir de suggestion : celle des mots. C’est le temps de Colossal Cave Adventure (1975), sorte de livre dont vous êtes le héros, mais doté de mémoire et de capacité de calcul inconnues des livres, et avec lequel le joueur interagit au moyen d’un simple clavier. Le résultat semble peu spectaculaire aujourd’hui, mais pour la première fois, le jeu s’imagine comme un voyage, un parcours, une exploration semée d’embûches et d’épreuves, qui étend drastiquement les limites du terrain de football ou de l’échiquier qui sont ses supports habituels dans le monde réel.

Photographie d’un ordinateur affichant quelques lignes du jeu Colossal Cave Adventure. Source : Wikipedia

Quelques années plus tard, l’apparition de la souris ouvre de nouvelles possibilités : l’écran, jusque là simple moniteur, devient une vaste toile au-dessus de laquelle la main agite un pointeur. Le jeu d’aventures poursuit son évolution et passe du texte à l’image : le point and click est né. A mi-chemin entre la BD et le dessin animé, il plonge le joueur dans divers décors dessinés, dont certains éléments doivent être activés avec la souris pour faire progresser l’histoire.

Capture du jeu Maniac Mansion (1987). Source : Wikipedia

Souris, joystick et boutons offrent de nombreux degrés de liberté pour piloter des personnages de plus en plus librement, au-delà des limites imposées par les jeux fermés comme Pong ou Pac-Man. C’est alors que Nintendo, lance Donkey Kong, un des premiers grands succès pour un genre nouveau : le jeu de plateforme. Les capacités graphiques des machines sont désormais suffisantes pour poser ce qui restera comme le standard du jeu d’aventures : le joueur est plongé dans un décor virtuel généré par la machine (le niveau), au sein duquel il se déplace, rencontre des ennemis et libère une princesse. Le joystick et les boutons permettent de faire évoluer un avatar du joueur dans le niveau qu’il parcourt en marchant, en courant ou en sautant. Un héros et un genre à part entière est né avec Donkey Kong : son héros, Jumpman, deviendra Mario, et avec son frère Luigi il assurera le succès de Nintendo ainsi qu’une influence majeure sur le jeu vidéo pendant 30 ans.

Capture d’écran du premier Mario Bros (1983). Source : Wikipedia

Super-Mario Galaxy, sorti sur Wii en 2007. Source : Wikipedia

Passé du livre à la BD avec le Point and Click, le jeu d’aventures se fait, avec le jeu de plateforme, cinéma. L’histoire, d’abord linéaire, puis de plus en plus complexe, se déroule comme une bobine, au fur et à mesure de la progression, au sens propre comme au figuré, de l’avatar du joueur. Le jeu d’aventure est une narration, il faut donc y avancer, et puisque la manette et la souris se sont imposées comme les seules interfaces ludiques, avancer signifie se déplacer, courir, nager, voler, sauter ou piloter. Les héros de jeu vidéo sont des athlètes, parcourant des millions de kilomètres dans leurs mondes virtuels tandis que les pouces de leurs joueurs se fatiguent et que leurs mains se crispent sur les manettes qui les commandent. Le jeu fait de son joueur un pur chasseur, tout de muscles et de regard, de réflexes et d’agilité.

Au fur et à mesure des progrès techniques, les univers de jeu se complexifient et s’agrandissent, s’ouvrent de plus en plus pour en faire oublier les limites intrinsèques. Les frontières des niveaux s’effacent peu à peu, les jeux en monde ouvert laissent une large liberté dans la quête du joueur, qui constitue sa propre narration par son parcours unique dans les méandres de missions et de quêtes proposées à son avatar. La souris et les manettes, cependant, inventées dans les années 80, restent toujours vissées à nos mains, et bien que les plateformes aient disparu, jouer c’est donc d’abord, et avant tout, se déplacer.

Il faut attendre 2006, pour voir Nintendo rompre partiellement, avec la console Wii, la tradition du joystick. Dotée d’un accéléromètre capable de détecter sa position, son orientation et ses mouvements, le nunchuk, la manette utilisée comme interface de la Wii, étend l’emprise de la console au-delà de la main et ses doigts, jusqu’au poignet et à l’ensemble du bras du joueur. Il devient alors possible d’amener son avatar à réaliser des tâches jusque là inenvisageables avec la simplicité du joystick : jouer au tennis, combattre au sabre, nager le crawl ou faire du ski. Une itération plus loin, le Kinect de Microsoft supprime toute manette, en détectant directement les mouvements du corps du joueur. Pour la première fois le jeu n’a plus d’interface technologique, physique, en contact avec le joueur. C’est le corps qui est l’interface.

Ces explorations de nouvelles modalités d’interaction entre le joueur et la machine présentent un inconvénient : elles n’autorisent que des déplacements limités. Le joueur devant rester immobile devant son écran pour maintenir le contact avec les jeux, Wii et Kinect donnent lieu à de curieuses scènes d’agitation sur place. Bien que Nintendo ait ajouté un antique joystick en complément de son nunchuk, cette contrainte est la raison pour laquelle la majorité des jeux développés pour ces deux consoles ressemblent à leurs ancêtres du temps des premières bornes d’arcade : inspirés du sport et des jeux réels, ils se déroulent dans un espace fermé, une arène limitée qui ne permet pas d’entraîner le joueur bien loin à l’aventure, dans l’un de ces voyages mouvementés qui continuent de dépendre de la souris ou du joystick, et emmènent au bout de leurs doigts les avatars des joueurs toujours plus loin.

L’apparition des interfaces tactiles, avec l’iPhone en 2007 ou la Nintendo 3DS en 2012 rend plus intuitifs les gestes laborieux à la souris. Lancer des oiseaux sur des cochons d’un coup de doigt magique ou récolter des bonbons devient alors le passe-temps favori de millions d’utilisateurs de smartphones, dans les salles d’attentes, le métro, le train ou l’avion. Mais Angry Birds ou Candy Crush ne sont que des itérations de jeux de foire ou de puzzle millénaires : ce sont des jeux immobiles. S’il nous fascine par le pouvoir illimité qu’il semble offrir à nos phalanges, l’écran tactile ne propose que des jeux répétitifs et limités qui semblent ne jamais devoir concurrencer la liberté de mouvements offerte par les consoles et les ordinateurs, leurs souris, manettes et flèches directionnelles.

Réalité augmentée

Lors du premier lancement de PokémonGo l’application nous invite à faire ce qui était jusque là impensable pour tout joueur de jeu video : quitter sa chambre, son salon, son canapé et sortir, dehors, pour jouer. Une révolution vient d’avoir lieu dans le jeu d’aventures, la première depuis l’apparition du jeu de plateforme et de la manette dans les années 80 : une nouvelle façon d’interagir avec la machine.

Les phases de capture et de combat de PokémonGo, on l’a vu, ne sont pas les plus innovantes car elles font simplement appel à l’interface tactile du smartphone : lancer une Pokéball ne se distingue pas particulièrement de lancer un Angry Bird. L’intégration des Pokémons dans une image du monde, en réalité augmentée, permet de partager des photos amusantes mais ce n’est pas, à y regarder de plus près, l’innovation principale du jeu.

« What happens when you use Pokemon Go in Downing Street ? », Jim Paterson, Buzzfeed, 13/07/2016 https://www.buzzfeed.com/jimwaterson/gotta-strike-trade-deals-with-em-all

La révolution offerte par PokemonGo concerne la phase de recherche, dans laquelle le joueur, comme dans tout jeu d’aventure traditionnel, doit déplacer un avatar dans un univers virtuel pour trouver des Pokémons ou faire éclore des oeufs. Et ce qui est unique, et explique sûrement le succès extraordinaire de PokémonGo, c’est l’interface que le joueur utilise pour déplacer son avatar : rien de moins que le monde réel.

L’application s’appuie sur le GPS, une technologie militaire développée dans les années 90, et qui a colonisé l’ensemble de nos smartphones depuis. La connaissance en temps réel de la position du joueur, combinée aux millions d’informations cartographiques récoltées par Google fournissent le support technique de cette nouvelle façon de jouer. Mais tout comme les accéléromètres de la Wii, les potentiomètres du joystick ou la caméra du Kinect, ces moyens techniques sont invisibles, transparents pour le joueur. Ce qui compte, c’est le support conscient avec lequel le joueur interagit.

Et dans PokémonGo, ce qui permet de faire avancer son avatar, la manette du joueur, c’est le monde entier, et c’est de ce vertige que le jeu tire son originalité, ce sentiment grisant et addictif qui pousse ses joueurs à sortir pour explorer le monde virtuel.

Doubles

Jusque-là, jouer à un jeu avait toujours nécessité à la fois de se projeter dans un univers numérique et en même temps de manipuler une manette, ou une souris pour retranscrire ses intentions dans un langage compréhensible par la machine. Notre cerveau se chargeait, comme par une sorte d’illusion romanesque, d’effacer la dimension physique, réelle, de l’interaction pour mieux nous laisser entrer dans le virtuel. Avec PokémonGo, pour la première-fois dans l’histoire de l’interaction homme-machine, l’interface coïncide en tout point avec l’univers virtuel, si bien que jouer c’est être dans le jeu, c’est devenir le jeu. Plus besoin de traduction, virtuel et réel sont directement en contact, sans aucune médiation visible à première vue.

En devenant interface, le monde change subitement de statut, il se dédouble, s’hybride au point de disparaître, comme la manette qu’on finit par oublier entre nos mains, derrière l’univers virtuel auquel il nous permet d’accéder. Une vaste illusion recouvre si bien la réalité qu’elle s’efface subitement, écrantée.

Cette vision d’un réel comme essentiellement double, porteur à la fois d’une part visible et d’une autre symbolique ou imaginaire est ancienne. Elle est inscrite dans nos cultures depuis la nuit des temps, et sans doute aussi loin que remonte le langage, ce médiateur universel qui fait d’un son, d’une forme, d’une trace, autre chose que ce qu’il n’est, le symbole d’une réalité plus vaste. C’est le long de cette ligne de fracture entre le réel et son double, parfait mais toujours distant, que s’étirent, se développent et se transforment nos idées, notre culture, nos langues et nos visions de l’univers, comme de vastes passerelles à rebâtir sans cesse au-dessus de l’abîme.

Pour les antiques peuples de la Mésopotamie, les premiers à avoir développé un système d’écriture en langue sumérienne vers -3000, le monde est une vaste tablette d’argile, sur laquelle les divinités inscrivent le destin de chaque chose. Tout, dans la civilisation mésopotamienne, est signe, écriture, langage, et la divination, l’art de lire les signes du monde, est documentée comme un vaste dictionnaire, pour traduire ce monde immense qui nous parle dans une langue inconnue. Ce dictionnaire, c’est à la fois son œuvre et toute la civilisation mésopotamienne.

Si un homme, avec le visage congestionné a son œil droit proéminent : loin de chez lui, des chiens le dévoreront.
Si la vésicule biliaire [du mouton sacrifié] est démunie de canal cholédoque : l’armée du roi; au cours d’une expédition militaire, souffrira de la soif.
Si le Vent-du-Nord balaie la face du ciel jusqu’à l’apparition de la nouvelle lune : la moisson sera abondante.

Extraits de « traités de divination » mésopotamiens, in Jean Bottéro, L’écriture, la raison et les dieux

Au cours des milliers d’années d’histoire humaine, les cosmogonies, les mythes, les religions, la magie, les superstitions, les sciences, l’art, se sont engouffrés dans cette béance et ont enrichi, au long de leurs voyages, notre réel familier d’un autre monde, pleinement visible aux initiés seulement, et dont notre réalité n’est qu’une conséquence.

Rhinocéros dans la grotte Chauvet. Source : Wikipedia

En 2016, 30 000 ans après que nos ancêtres ont peint sur les parois de la grotte Chauvet d’hallucinantes figures animales, le monde se dédouble à nouveau et des monstres y apparaissent au gré de nos errances… et nous nous contentons de les enfermer dans des sphères de métal pour gagner des bonbons…

Voir de jeunes joueurs divaguer au hasard dans un parc ou marcher sans but réel dans la rue, écran à la main, illustre de façon spectaculaire le faible niveau d’adhérence que nous avons au réel. La simple génération aléatoire de monstres colorés à collectionner suffit à nous en déconnecter totalement, à ne plus voir le parc, la rue, les voitures mais une interface, un immense tapis de jeu sur laquelle il faut marcher pour faire avancer son avatar dans le monde virtuel, une carte colorée, sans autre intérêt que celui d’héberger les précieux Pokémons.

Le monde et sa distance

Comparé à la complexe cosmogonie mésopotamienne, qui a accompagné, sans GPS, l’aventure de cette civilisation sur près de 2500 ans, ce nouveau double du réel est à la fois bien trop simpliste et beaucoup trop facile d’accès pour constituer la moindre faille susceptible d’accueillir la dynamique dialectique du langage et de la culture.  Au contraire, tout y est fait pour être simple, immédiat, intuitif. La capacité d’immersion du joueur dans cette réalité diminuée que reste, malgré le patient travail de ceux qui l’ont développé, GoogleMap, est révélatrice d’une perception de l’espace extérieur limitée à ce pourquoi GoogleMap a été conçu. Le monde de GoogleMap est un espace de circulation, de trajets, de déplacements, un réseau reliant différents points d’intérêts comme les plateformes qu’utilise Mario pour rejoindre sa princesse, et qu’il faut pouvoir parcourir le plus vite possible.

L’interface d’un jeu vidéo nous renseigne tout autant par ce qu’elle autorise que par ce qu’elle ne permet pas. Le joystick et la souris ont créé un monde dans lequel on n’écrit pas, on ne parle pas, et on ne bouge que les mains, réduisant le joueur humain à un marionnettiste silencieux. Faire coïncider le monde et GoogleMap comme le propose PokémonGo, c’est faire disparaître du réel tout ce que Google n’y a pas mis : sa diversité, ses couleurs, ses dangers, ses habitants, ses chemins secrets, ses lieux inconnus, ses attentes. De l’univers alors, il ne reste plus que le trajet, ce monde comme distance auquel d’autres apps nous ont déjà habitués, pour nous proposer les services d’Uber où nous faire parcourir plus de kilomètres en footing que nos amis.

Voyages sans voyageurs

Leur trajet, les joueurs de PokémonGo l’effectuent uniquement comme une distance, en fonction de ce que leur dicte l’univers virtuel, naviguant de Pokéstops en arènes, sans aucune idée de la destination vers laquelle leur smartphones les emmènent. C’est un curieux voyage, dont on sort fatigué par la marche mais sans avoir rien vu, ni rien décidé sur son parcours. Un voyage réduit à la distance nécessaire à parcourir pour trouver ou faire naître de nouveaux Pokémons.

Dans ce curieux mélange d’expériences réelles et virtuelles, on en vient à perdre l’identité du joueur, celui censé être aux commandes. La coïncidence de l’avatar et de l’individu est si forte dans PokémonGo que le rapport qui les lie peut être, sans mal, inversé. PokémonGo peut s’interpréter comme un jeu dans lequel une machine déplace des individus en les attirant au moyens de petits monstres multicolores : c’est d’ailleurs le business model de cette application, gratuite pour les utilisateurs. Il sera possible pour une entreprise de payer l’éditeur du jeu pour générer des Pokémons dans un lieu spécifique, afin d’y attirer un flux d’humains réduit à leur plus simple expression : un ensemble de consommateurs mobiles. Qui joue à PokémonGo, dès lors, à part les entreprises qui disposent avec cet outil d’un mode de marketing inédit où des appâts virtuels attirent un public, et de l’argent, réels ?

Au-delà des questionnements que la dimension évidemment commerciale du jeu engendre, on peut se demander si suivre aveuglément son smartphone en partageant sa position en temps réel avec une société privée est véritablement raisonnable, dans un monde où une foule rassemblée dans un lieu public est désormais la cible privilégiée du terrorisme, où des hackers et des agences de renseignements savent exploiter les failles nécessaires pour pénétrer chaque recoin de nos données, et où, quelque part dans le monde, des robots volants tirent des missiles sur des téléphones pour atteindre leurs propriétaires.

As one former drone operator told The Intercept, « we’re not going after people -we’re going after their phones, in the hopes that the person on the other end of that missile is the bad guy ».

Or, as Michael Hayden said in a 2014 debate with me at John Hopkins University, « we kill people based on metadata ».

David Cold, The Drone Presidency, NYRB, 18/08/2026

La fin du smartphone

Mais le plus surprenant dans le succès de PokémonGo, c’est que ce jeu n’est pas un jeu pour smartphone. Tous les joueurs en font l’expérience : si le smartphone est adapté pour propulser dans les airs des oiseaux le temps de se rendre sur son lieu de travail, les limites de l’appareil, sa faible autonomie en particulier, sont vites atteintes sur PokémonGo : une heure de jeu coûte au minimum 30% de batterie pour un iPhone. Le joueur aguerri compense ce handicap avec une batterie d’appoint, dont les ventes ont explosé depuis le lancement du jeu, mais rien n’y fait, explorer le monde smartphone allumé n’est pas la formule idéale si les jeux en « réalité augmentée » veulent se développer. D’un point de vue technique, PokémonGo est donc une transition, qui va contribuer à accélérer le développement d’accessoires toujours plus connectés, toujours plus petits, envahissants et invisibles, pour accompagner leur propriétaire dans toutes les situations. L’ère du smartphone pourrait bien s’achèver avec PokémonGo, et l’univers des wearables s’ouvre, immense, devant nous.

Nintendo est parfaitement conscient que le smartphone n’est qu’un point de fixation temporaire pour son jeu. Prévu initialement pour le lancement en Juillet mais retardé dans sa fabrication, un bracelet connecté sera vendu aux joueurs en Septembre. Sorte de montre dont la forme fusionne la Pokéball et le repère Google, ce bracelet n’a aucun écran, ni aucune aiguille, mais un simple récepteur BlueTooth LowEnergy et quelques LED. Il ne donne pas l’heure, n’affiche pas les mails, mais il vibre lorsqu’un Pokémon se trouve à proximité, et permet donc au joueur de garder son portable dans sa poche en continuant de jouer. Pas encore mis sur le marché, le bracelet PokémonGo est déjà en rupture de stock, du fait d’un nombre considérable de pré-ventes.

Le bracelet connecté "Pokemon Go Plus". Source : Nintendo

Le bracelet connecté « Pokémon Go Plus ». Source : Nintendo

PokémonGo est la première application à donner sinon une utilité, au moins des millions d’utilisateurs potentiels aux Google Glass, et à toute innovation technologique permettant de renforcer suffisamment l’hybridation du monde pour l’effacer de notre conscience le temps de longs et curieux voyages. De nombreuses entreprises se jetteront sûrement dans la brèche, à l’assaut du marché que vient d’ouvrir PokémonGo, et la technologie des lunettes à réalité augmentée devrait rapidement se développer. Les résultats seront encore  plus séduisants et éblouissants que ceux qu’offrent le PokémonGo aujourd’hui. Le jeu n’est qu’un premier pas mais sa valeur est immense, en ce qu’il indique la direction.

L’avenir tel qu’il nous le laisse entrevoir est celui d’un monde dont le double doit être toujours disponible, à la demande, où tout objet, toute interaction, tout espace doit, d’une façon ou d’une autre, être connecté. Comment, après une telle expérience, supporter l’effort d’imaginaire que nécessite une narration utilisant une interface moins immédiate, moins évidente, comme celle du langage ? Comment accepter qu’un objet soit silencieux, après avoir connu la magie d’un monde ludique où tout nous parle, où tout se joue ? Comment accepter même les rugosités du monde et de la conscience lorsqu’il est possible d’être bercé dans un doux songe éveillé ?

Toutes les civilisations qui nous ont précédés ont rêvé à une forme ou une autre de magie, et toutes ont tiré une grande part de leur richesse à produire le discours rendant cette magie plausible sans que ses effets ne soient directement visibles au plus grand nombre. PokémonGo donne, avec une force incroyable, l’impression que cette magie existe réellement. La réalité augmentée n’est pas plus efficacement magique que le vaudou ou la divination mésopotamienne, mais elle est beaucoup plus séduisante, et dispose avec les écrans qu’elle utilise aujourd’hui et ceux, encore plus nombreux, à venir, d’un pouvoir d’occultation bien plus important.

Comme toute magie, elle nécessite d’entrer pleinement dans son univers numérique, d’en devenir une partie, à grand renfort de capteurs portables, comme autant d’amulettes pour puiser notre propre donnée, se dédoubler soi-même dans un monde de chiffres. Comme toute magie, elle nécessite de refuser tout ce qui la réfute, tout ce qui déborde ses interfaces. Comme toute magie, il faut pour la dépasser maintenir un langage, pour continuer d’interroger ce qui lui est inconnu et nous plonge dans le mystère : où sommes-nous quand nous jouons à PokémonGo ?