Le contexte pandémique qui régit notre existence depuis mars 2020 nous a amené à re-penser des notions clés de notre existence—en particulier dans notre rapport à l’autre. La technologie s’est avérée essentielle dans notre vie relationnelle, à la fois professionnelle et personnelle, et le virage post humaniste amorcé depuis ces dernières années s’est confirmé. Mais une régression a aussi caractérisé notre humanité « amputée » par le manque de présence dans le monde physique. Par ailleurs, d’autres dimensions de l’expérience humaine voient le jour, et se font valoir. La distance—et son corollaire—le « distanciel »—ont trouvé, à notre insu peut-être, une réalité et une consistance inattendues. 

Où sommes-nous maintenant? Dans quel(s) lieu(x)? Dans quel espace-temps?

Dans nos nouvelles vies de travailleurs digitaux, d’amis à distance, de clients en ligne, nous cherchons désespérément les autres, la “dimension humaine”, le “langage non verbal”. Il nous semble que “quelque chose manque” dans les expériences à distance, mais ce quelque chose est difficile à saisir et à décrire précisément. Nous opposons distanciel et présentiel, nous avons le sentiment d’être coupé des autres dans le Digital mais quand peut-on vraiment prétendre être ensemble?

Suffit-il seulement de partager le même espace physique? Pourquoi alors peut-on se sentir intimement lié à une histoire fictive et à son auteur, tous deux très loin de nous, dans l’espace et dans le temps. Un livre a-t-il un langage non verbal? Comment se fait-il que nous puissions voir des dieux dans l’alignement des étoiles, des animaux dans les nuages ou des signes dans nos rêves et nous sentir connecté à ces images, d’une façon profonde et intime? Où est exactement la “dimension humaine” d’une constellation?

Vous pouvez lire ce que j’écris, vous pouvez entendre ma voix, voir mon visage ou mon corps bouger le long de différentes lignes, mais je ne pourrai jamais partager avec vous ce que cela fait d’être moi. Je serai, à jamais, le seul à en faire l’expérience, et cela disparaîtra avec moi. La conscience possède une singularité intrinsèque qui agit comme un trou noir: rien ne peut en sortir, rien ne peut se déplacer directement d’une conscience à une autre, sans passer par une forme de transformation, de reproduction, de médiatisation. C’est un point de distance nulle. Le seul. Là où je suis. Contracté à l’infini.

Et pourtant nous ne sommes pas seuls. Il existe des expériences que nous pouvons partager, vivre à plusieurs. Et l’une des plus essentielles à l’être humain est l’expérience d’appartenir à un groupe, d’être ensemble, de se vivre en tant que partie d’une communauté.

Les conditions qui permettent de générer cette expérience et de la développer est ce que nous appelons interactions. Par les mots et les gestes que nous partageons, les interactions nous connectent en réseau, et structurent nos communautés en y distribuant sélectivement les discours et les actes. Cette segmentation de nos échanges peut suivre des rythmes variés : très désynchronisés dans les lettres d’amour traditionnelles, ou vibrant à très haute fréquence dans les disputes intenses. Mais je sais toujours lorsque c’est mon tour de parler ou d’agir. Les interactions savent traverser le temps et l’espace, elles permettent de transformer la distance en un espace commun dont je peux faire l’expérience.

Je ne saurai jamais si vous percevez le monde de la même façon que moi. Je ne saurai jamais si nous voyons le même rouge. La couleur n’appartient qu’à nos mondes intérieurs. A tout jamais hors d’atteinte de l’autre. Et pourtant nous pouvons expérimenter un monde commun, par-delà cette distance infinie.

Enfants, nous avons hérité du pouvoir de transformer le monde. En utilisant la formule magique “on dirait que”, nous savons comment construire des univers parallèles dans lesquels et avec lesquels nous jouons, ensemble, avec d’autres humains, partageant l’expérience de la coopération dans le même espace imaginaire.

Grâce au pouvoir de notre imagination, nos interactions sont en effet indépendantes de la réalité physique. Elles n’ont besoin que d’une convention partagée pour advenir. Au-delà de nos jeux d’enfants, la réalité déborde d’artefacts qui matérialisent des ensembles de conventions, en délimitent la zone de pouvoir : la signalisation routière, l’argent, les professions, les entreprises ou les propriétés privées n’existent et ne sont efficaces que tant que tout le monde y croit. Même si l’on ne sait pas si les autres le voient du même rouge, on s’arrête au feu de signalisation, car c’est de cette façon que les grandes personnes interagissent sur la route.

Quand nous jouons, quand nous dansons ou construisons une cabane, nous vivons une expérience synchronisée, dans un temps commun. Mais l’interaction peut s’étirer, se désynchroniser le long du temps. L’artisan répétant le geste transmis à travers les générations, les chasseurs lisant les empreintes de leurs proies, le chaman possédé par les esprits… tous mobilisent leur imagination pour coopérer par-delà l’espace et le temps, avec différents acteurs, humains, non humains, artefacts, actuels ou virtuels. Nos modes de coopération savent se jouer de la distance.

L’adoption du logiciel Zoom dans le quotidien de nos vies personnelles et professionnelles a révolutionné nos vies, et on en a d’abord peu perçu les conséquences à tous les niveaux, y compris anthropologiques. Au printemps 2020, le nombre d’utilisateurs est passé, en l’espace de quelques semaines, de 2 millions à 200 millions. Zoom s’est finalement imposé comme le moyen incontournable des diverses modalités communicationnelles pour aller jusqu’à conditionner—et façonner peut-être—notre vie sociale, familiale et même spirituelle. Il s’est généralisé en tant qu’outil de choix de l’enseignement en ligne pour cette année 2020-2021, en particulier dans les universités où finalement, après un bref retour en présentiel, tous les cours (magistraux, travaux dirigés et séminaires) sont repassés dans le mode virtuel. Son succès est en grande partie lié à sa facilité d’utilisation, mais aussi à sa poly-fonctionnalité. Vu au départ comme un pis-aller et/ou une solution d’urgence et temporaire, il est finalement apparu comme facilitant, voire générant, une autre façon de vivre—et faire vivre—la classe. Et sa longévité n’est plus remise en question—pour le meilleur ou pour le pire, seul l’avenir nous le révèlera.

Zoom orchestre en effet des modalités inédites de ce que l’on pourrait appeler « l’être ensemble ». Lorsque le cours par Zoom s’est imposé comme fondement de l’enseignement supérieur dans de nombreux pays, des questions ont surgi plus ou moins rapidement, en particulier la manière de s’approprier cet outil devenu incontournable. Tout enseignant sait que la manière de se représenter les enjeux pédagogiques et des taches d’apprentissage a un effet primordial pour l’apprenant ; dans le cas de Zoom, il fallait transformer une limitation ou contrainte en atout innovant et innovateur. Il s’agissait en particulier de s’approprier la distance—distance abolie, au moins temporairement, par l’intimité créée par le visage sur l’écran. Le professeur parle à chacun et à tous dans une logique dialectique alors que la parole passe entre les participants, de carré en carré, et que la discussion dans le chat fournit un autre conduit de communication qui redéfinit la distance entre les participants. Du lien a ainsi été construit dans un contexte où quelquefois, comme pour l’acteur qui rentre en scène, l’enseignant devait croire que son public était bien là, dans le noir de sa salle faite de mini camera obscura. Et vaincre le trac de rentrer dans l’intimité de ce que ces carrés, noirs ou pas, révèleraient malgré eux.

La fonctionnalité chat a joué un rôle central dans une véritable métamorphose de nos cours magistraux, par exemple. Elle permet à l’enseignant d’écrire les mots difficiles ou les concepts clé à la vitesse à laquelle les étudiants peuvent les assimiler ; elle facilite la prise de parole chez les plus timides qui peuvent ainsi intervenir dans le cours d’une façon qu’ils ne l’auraient jamais fait en présentiel, soit par dans chat collectif, soit directement dans le chat privé à l’intention de l’enseignant.

Pour l’enseignant, il s’agissait de jongler entre le contenu à présenter et la gestion des remarques ou questions faites dans le chat ou par le biais des « mains levées ». Une mise en œuvre éprouvante, il est vrai, mais qui a eu des résultats inespérés. La charge cognitive liée à l’apprentissage à distance a pu être allégée, et le décrochage inhérent à ces technologies où l’on peut effectivement être connecté, mais non présent, a été réduit. En effet, la dynamique ainsi créée a généré une atmosphère qui a permis à chacun de se sentir inclus, loin du formalisme de l’amphi, et une certaine intimité dans l’échange faite au rythme de la conversation plutôt que du cours magistral a induit un rythme d’assimilation plus approprié pour l’étudiant qui, par ailleurs, sentait qu’il pouvait à tout moment intervenir et agir sur ce qui se passait. Il y a donc eu un bénéfice au niveau de l’apprentissage ; l’étudiant directement ou indirectement sollicité a contribué véritablement à la formation du corps organique que constitue le cours par Zoom, devenant acteur dans un processus dialogique de construction du savoir.

Arrêtons-nous enfin sur une expérience particulièrement riche menée dans les cours de théâtre où les étudiants sont devenus effectivement des acteurs en jouant des extraits de pièces étudiées pendant le semestre. Ils ont pu se servir utilement des maniements d’identité possible liés à l’affichage du nom sur l’écran, et mêler techniques théâtrales et cinématographiques, en particulier par le recours au gros-plan, les effets hors-scènes (voix off) et les coupures abruptes (en éteignant la camera, créant des effets de montage) plus frappantes pour un spectateur que le jeu d’un rideau que l’on ferme et/ou que l’on ouvre. Nous (spectateurs zoomiens) avions bien l’impression de « faire public » ; l’émotion était palpable, et rires et applaudissements se font fait entendre pour la plus grande joie des acteurs à la suite d’un type de spectacle qui nous avait bien fait entrer dans l’économie de l’illusion théâtrale.

Finalement, on peut conclure que, si ce logiciel a signalé et rappelé la place importante de la technologie dans nos vies posthumanistes, il a aussi conduit à ré-inviter notre humanité (blessée et vulnérable) dans la salle de classe et cette pratique humaine unique qu’est l’enseignement—et, de ce fait, à la ré-inventer aussi. Par ailleurs, c’est toute la dialectique du maitre et du disciple qui a repris sa place à travers le face à face—par écran interposé, certes, mais bien réel. La parole du professeur, bien que destinée à un groupe, épousait souvent la courbe de l’échange individuel, gagnant de ce fait en intensité et en authenticité—peut-être même en vérité—et en efficacité heuristique et épistémologique. La maïeutique pédagogique du mode didactique s’inscrit dans de très anciennes traditions trouve une urgence et une pertinente renouvelées par son expression digitale. Qu’en penserait Socrate ?…

Nous sommes aux balbutiements de quelque chose de nouveau, et si l’expérience du distanciel reste, aujourd’hui, difficile, nous ne pensons pas que la distance soit le problème. Les expériences digitales sont limitées parce qu’elles laissent trop souvent notre imaginaire de côté. Là est la vraie distance, inépuisable et fertile. Notre monde imaginaire nous permet de nous échapper de nos limites physiques, de nous métamorphoser. L’expérience digitale ne sera pas meilleure parce que le son ou la résolution de l’écran augmentent. La technologie doit nous permettre d’explorer l’infini de nos imaginaires partagés. Nous sommes des voyageurs, la distance est là où nous nous épanouissons.

Léo DAGUET et Marie LIENARD-YETERIAN