« Vents, soufflez à crever vos joues, vents, faites rage!
Et vous, tornades et cataractes, jaillissez
Jusqu’à noyer nos clochers et leurs coqs!
Feux sulfureux, plus prompts que la pensée,
Avant-courriers de la foudre qui fend les chênes,
Brûlez ma tête blanche! Et toi, et toi,
Ô tonnerre, ébranleur de tout ce qui est,
Aplatis de ton choc l’énorme sphère du monde,
Brise les moules de la Nature, détruis d’un coup
Les germes qui produisent cet homme ingrat. »

Shakespeare, Le Roi Lear, III,2 (trad. Y. Bonnefoy)

La Terre et ses phénomènes constituent, dans toute l’oeuvre de Shakespeare, une vaste scène au service de sa dramaturgie. Son paysage le plus répandu est celui de « la lande » (« a heath« ), lieu vide et immense propice aux brouillards, feux-follets, orages et apparitions.

La Nature n’y est jamais représentée par le Vivant, mais toujours par ses Forces supérieures, qui transcendent l’Humain comme l’Animal: les « éléments » s’y déploient avec fracas, balayant la scène de leur violence aveugle.

Shakespeare nous donne à y contempler le sublime d’une Nature en apparence profondément étrangère à l’Homme, mais qui est, pourtant, suspendue aux ordres de ses personnages et de sa poésie. Surnaturelles, les inquiétantes brumes Shakespearienne tombent toujours à propos, et les roulements de tonnerre qui accompagnent Lear dans sa folie scandent son discours avec la précision d’un orchestre infernal. Dans ces moments d’anarchie, souvent en marge d’un combat (Macbeth, I,1), la Nature laisse transparaître dans ses phénomènes physiques une organisation et une signification qui, bien qu’elles échappent aux protagonistes du drame, structurent son déroulement et sa mise en scène.

Cette mise sous contrôle des éléments météorologiques au service de l’intrigue est rendue possible par les différents effets spéciaux déployés dans le théâtre élisabéthain, qui constitue un prototype du laboratoire de physique moderne où fumées, lumières et grondement apparaissent sur commande, pendant que les mécanismes de plateau escamotent objets et personnages « comme par magie ».

Ces effets de scène prennent, dans les textes de Shakespeare, une dimension métaphysique qui questionne la place de l’Homme dans le cosmos, le pouvoir des héros et l’illusion théâtrale elle-même (les arbres mobiles du bois de Birnam dans Macbeth, V,6). Ils donnent à voir en action un ordre supérieur, qui n’est en réalité que le reflet des choix de dramaturgie et des limites de la technologie du début du XVIIème siècle. Cette puissance surnaturelle est en général maléfique, rude et aveugle, par opposition à la profusion douce et anarchique du Vivant, telle que dépeinte par Shakespeare et sa magie du langage:

« Entre Lear, couronné de fleurs et d’orties.

…Et sur ce point la nature fait mieux que l’art. Voici votre prime d’enrôlement. Ce gaillard-là manie son arc comme un qui baye aux corneilles. Bande-le-moi d’une bonne toise! Oh, regardez, regardez, une souris! Paix, paix, ce bout de fromage grillé fera l’affaire. Voici mon gant. Je soutiendrai ma cause à la barbe d’un géant. Qu’on m’apporte des hallebardes! Oh, bien volé, mon petit oiseau! Dans le mille, pan, dans le mille! Frrr…! Dites le mot de passe »

Shakespeare, Le Roi Lear, IV,6

Au cours des quatre derniers siècles, la science physique a quitté le plateau Shakespearien pour conquérir le monde. Du mini-théâtre des cabinets de curiosités électriques du XIXème siècle aux immenses mondes virtuels de l’électronique contemporaine, elle a étendu progressivement son emprise, et rendu plausible l’image d’un ordre transcendant, peuplé de forces et de corpuscules abstraits aux pouvoirs gigantesques.

De l’univers de Shakespeare, elle a pourtant gardé son opposition profonde avec le Vivant, qu’elle sait percevoir au mieux comme un ensemble de machineries et d’algorithmes (de didascalies?), au pire comme un protagoniste impalpable, pantin ou fantôme, spectateur. A mesure qu’elle a donné aux hommes le pouvoir de façonner le monde en une vaste scène, laissant à quelques uns le soin de déchaîner l’apocalypse depuis un bureau, elle a transformé la Terre entière en une vaste lande, capable de porter un nombre considérable de protagonistes, mais plus que jamais en équilibre devant sa propre annihilation.

La Nature, débordée par les assauts d’un Roi Lear toujours plus puissant, progressivement se tait au dehors.
Dans l’obscurité du théâtre des mots, la poésie semble l’ultime domaine du Vivant.
L’illusion théâtrale, brutalement, s’inverse.
Entre Shakespeare, couronné de fleurs.

Ophelia, J-E. Millais, 1852

Ophelia, J-E. Millais, 1852