Quelques secondes, à peine, après les premières images, et le film nous saisit, avec une intensité rare, dans son ambiance hallucinatoire. La musique spatiale inspirée de Vangelis. Les couleurs. Le ciel uniformément gris et la terre identique. La voiture volante. Le réplicant K.
Quelques secondes, à peine, sans un mot prononcé, quelques secondes, à peine, d’émotion brute, son, images, qui remettent en place le décor. Quelques secondes, à peine, et trente-cinq ans ont passé, avec ce vertige qui n’a cessé de nous hanter et de se démultiplier à l’infini de nos questionnements depuis.

En 1982, Blade Runner projetait ses spectateurs -je n’étais pas né à l’époque- dans un esprit furieusement prophétique, à Los Angeles en 2019, sous la pluie, dans la fantasmagorie d’un demi-dieu technologique juché au sommet d’une pyramide, capable de répliquer la finesse de la conscience dans une intelligence artificielle. Avec Deckard le chasseur d’humanoïdes rebelles, nous plongions dans le trouble d’un ordre cherchant à tout prix à distinguer ce qui n’est plus discernable, essayant vainement de tracer une limite là où tout n’est qu’hybride, ce « travail de purification » comme le désigne Bruno Latour, qui est le propre de la culture, que le Blade Runner incarne dans un combat contre tout et dans lequel tout se perd.

La fulgurance de cette vision étonne encore, aujourd’hui, quand en 1982 n’étaient visibles que les minces prémices du monde dans lequel nous vivons à présent, et beaucoup a déjà été écrit sur la réalisation des prophéties du films, à travers les figures qui nous sont devenus si familières : celle du génial CEO concentrateur de la majorité des richesse du globe et de ses technologies aux noms évocateurs, hérités de la science-fiction : réseaux de neurones détecteurs d’émotions et autres reconnaissances faciales, machine learning, cognitive computing et robotique collaborative.

Blade Runner est un monument, et le film de Denis Villeneuve, bien plus qu’une suite, en fournit une visite, une reconstitution, une réplique, dans un jeu de mise en abyme continu entre notre passé, celui des personnages, leur futur et notre présent, dans ces mondes parallèles qui se croisent et s’interpénètrent en permanence.
Au milieu de l’infini des reflets se tient Harrison Ford, comme la clé de voute et le pivot de l’ensemble, dans un rôle qui évoque celui de Star Wars VII, une mélancolique revisite d’un passé où la science-fiction était encore une fiction, à distance, séparée du réel par la ligne bien claire qui maintenait le vivant et l’inanimé à distance, distinguait l’humain du non humain, quand la terre était un vaste réservoir de ressources et l’océan un immense néant où décharger sans remord nos immondices.

Harrison Ford se tient sur ce point de rupture, celui de la dernière figure d’une génération de transition, celle qui a précipité notre basculement, et on le retrouve dans Blade Runner 2049, comme dans Star Wars, caché, à l’écart d’un réel profondément perturbé qu’il a, littéralement, engendré. Car ces deux films sont hantés par la même terreur d’une filiation qui précipite le monde encore un peu plus loin dans sa crise : l’enfant de Deckard et de la réplicante Rachael porte en lui le même germe de transgression que la rébellion de Kylo Ren qui engloutira Han Solo dans Star Wars.

Deckard est la figure centrale, le point focal de la narration qui semble le condamner à lui faire reproduire en boucle, avec une fatalité tragique, le schéma de sa chute, de son apocalypse : celle d’un humain débordé par le non-humain, et qui embrasse, en tombant amoureux de Rachael, l’absurdité de sa condition. Tout, dans Blade Runner 2049, est affaire de miroirs et de réplication, d’avatars : dans la figure de K., dans sa relation avec Joi, dans la thématique du dédoublement et de la gémellité, dans les extraits du premier Blade Runner présentés dans le film, et surtout dans l’apparition d’une Rachael plus vraie que nature, superposition d’une actrice réelle et d’images de synthèses, qui fait un curieux écho à la « synchronisation » de Joi et de la prostituée réplicante dans l’étrange et envoutante scène de sexe (à 3, à 2, à 1, à 0 ?) entre K. et son intelligence artificielle.

Blade Runner, version 1982, projetait ses immenses phares de lumière obscure sur un futur dont tout nous rappelle cruellement qu’il est devenu notre présent, et en particulier la nature, ou plutôt son absence et son dérèglement, qui teinte les deux films de cette triste humidité urbaine, et dont la violence submerge notre réalité de façon terrible et répétée.
Blade Runner 2049 n’offre que des reflets, et tourne résolument son regard vers le passé, plutôt que de tenter le jeu d’une prophétie pour notre propre avenir. Ce parti pris révèle la situation critique de l’année 2017 et l’état d’esprit de la génération qui a accompagné le monde et notre culture au cours des 35 dernières années jusqu’à ce point de basculement. Hantée par la mélancolie d’un temps où 2019 semblait un futur suffisamment lointain pour changer de direction, elle cherche en vain à reconstituer la filiation, la succession d’évènements qui l’a amenée si près du gouffre, à 2 années de l’échéance fatidique. En refusant de poursuivre le jeu de la prédiction, de construire pour 2049 un futur aussi visionnaire que Blade Runner l’avait fait en 1982 pour 2019, Denis Villeneuve se fait le porte-parole conscient ou inconscient d’une génération résolue à l’apocalypse, pour qui 2049 semble voué à ne jamais se produire, en tout cas pas pour l’être humain tel que nous le connaissons aujourd’hui.

Blade Runner 2049 et Star Wars VII marquent tous les deux à leur manière un point d’arrêt notable de la science-fiction, telle qu’elle s’est développée avec une finesse étonnante, au cours du XXième siècle, qui l’a façonnée autant qu’elle l’a façonné. La suite, cet avenir troublé qui s’ouvre devant nous, qui n’étions pas né en 1982, reste à écrire.